Le film
1922
1838 dans le port suédois de Wisborg. Hutter est marié à la jeune Ellen. Son patron, Knock, notaire et agent immobilier, l'envoie dans les Carpates visiter le comte Orlock qui veut acquérir une maison à Wisborg.
Avant de partir, Hutter confie Ellen à l'armateur Harding et à sa sœur Annie. De relais en relais, Hutter arrive à destination. Dans la taverne où il dîne, tous les clients réagissent violemment quand il déclare qu'il doit se rendre au plus vite au château du comte Orlock. Ils lui conseillent de ne pas aller là-bas à cette heure tardive. Hutter prend donc une chambre pour la nuit. Il y découvre "Le livre des vampires" qu'il se met à feuilleter et où il est dit qu'en 1443 naquit le premier Nosferatu (à partir de ce plan, le comte sera mentionné sous le nom de Nosferatu). Hutter ne prend guère le livre au sérieux.
Le lendemain il se rend en voiture à cheval chez le comte. Comme la nuit va tomber le cocher ne veut pas aller plus loin. "Ici commence le pays des fantômes, dit-il (carton français). Hutter continue seul à pied et franchit un petit pont. "Et quand il eut dépassé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre" (carton français). Une voiture arrive en accéléré. Le cocher (qui n'est autre que Nosferatu déguisé) invite Hutter à monter. Il le conduit jusqu'à la tour principale du château et repart, également en accéléré. Longue silhouette arachnéenne coiffée d'un bonnet et vêtue d'une tunique, Nosferatu vient à la rencontre de Hutter : "Vous venez tard, jeune homme. Il est presque minuit." Hutter prend son repas tandis que son hôte lit les documents qu'il lui a apportés. A minuit, Hutter se coupe le doigt : "Du sang ! Votre précieux sang !" s'exclame Nosferatu avant de lui sucer le doigt. Plus tard, Hutter se réveille dans un fauteuil. Il découvre deux morsures à son cou qu'il mentionne dans la lettre qu'il écrit à sa femme.
Hutter, épouvanté, rentre en hâte à Wisborg, mais Nosferatu l'y a précédé, semant sur son passage la terreur et la peste. Il s'installe face à la demeure des deux époux, dans une vieille masure en ruines.
Pour sauver la ville de ce fléau et conjurer la malédiction. Ellen se sacrifie en attirant dans sa chambre le vampire. Le lever du jour l'y surprend. Il tombe en poussière au premier chant du coq. Dernier carton "Et à cet instant comme par miracle les malades cessèrent de mourir et l'ombre oppressante du vampire s'évanouit dans le soleil du matin".
Pour Jacques Lourcelles :" Adaptation du Dracula de Bram Stoker, non crédité au générique pour des questions de droits, Nosferatu est l'un des dix films essentiels du cinéma muet.
Film aux multiples aspects, Nosferatu est avant tout un poème métaphysique dans lequel les forces de la mort ont vocation - une vocation inexorable- d'attirer à elles, d'aspirer d'absorber les forces de vie, sans qu'intervienne dans la description de cette lutte aucun manichéisme moralisant. La mort se nourrit de la mort et le sacrifice d'Ellen est nécessaire pour que le non-mort (sens étymologique du nom Nosferatu) puisse mourir à son tour, car il faut qu'il meure pour que l'équilibre de l'univers soit préservé. Le personnage de Nosferatu est le pivot d'un univers dominé et architecturé par la mort et, tout en inspirant l'horreur, il suscite aussi la pitié, la compassion et une sorte de stupéfaction fascinée et tragique. Certains exégètes voient en lui le double de Hutter. Selon eux, la rencontre de Hutter et de Nosferatu est le climax d'un voyage initiatique que le jeune homme effectue au plus profond de lui-même.
Sur le plan formel, la part la plus originale du film est ce par quoi il s'éloigne de l'expressionnisme et le dépasse. D'abord il y a l'importance donnée à la nature qui sera bannie du credo expressionniste. L'intrigue de Nosferatu baigne au contraire dans une variété saisissante d'extérieurs réels qui en accroît la portée et le romantisme magique. Ces extérieurs sont souvent filmés avec une utilisation extraordinaire de la profondeur de champ. Ensuite Murnau se livre ici totalement à son goût de la polyphonie et du contrepoint, autant sur le plan dramatique que cosmique. Ainsi par exemple, les séquences du voyage de retour de Hutter évoluent sur quatre plans parallèles. Attente d'Ellen, Folie de Knock, Progression de Hutter vers la ville, Progression du bateau envahi par la peste.
Cela permet aussi que les apparitions du vampire soient rares, attendues, ciselées, inoubliables. Tout au long du récit, le film abonde en métaphores, en digressions (qui n'ont rien d'accessoires) mettant en cause les différents règnes : végétal, animal, humain et, pourrait-on dire, sur-humain. Les cours du professeur Bulwer sur la plante carnivore et sur le polype translucide, l'araignée que contemple Knock, la hyène et les chevaux affolés à la veille de la saint-Georges scandent ponctuent, émaillent la trajectoire sanglante du vampire. Cette présence de la nature et cette polyphonie témoignent dès Nosferatu d'une conception du cinéma comme art total qui ne cessera de s'amplifier à travers toute l'œuvre de Murnau."
Version allemande et version française
Dans la version française, le journal, anonyme dans la version allemande est attribué à Johann Cavallius, "compétent historien de Brême". L'action est ainsi déplacée dans cette ville d'Allemagne et n'a plus lieu en Suède à Wisborg.
A l'origine de l'épidémie n'est plus mentionnée l'inquiétante figure de Nosferatu mais "les figures innocentes de Jonathan Harker et de sa jeune épouse Nina".
Les noms des personnages sont ainsi changés : Hutter devient Jonathan Harker et Ellen s'appelle Nina. Le marchand de biens Knock devient l'agent immobilier Renfield. Et surtout le comte Orlok devient Dracula.
On retrouve ainsi dans la version française les noms du roman à l'exception de Nina que Bram Stocker appelait Mina.
Le très célèbre carton français "Quand il eut dépassé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre" est la traduction poétisée de : "Dès qu' Hutter eut franchit le pont, ses craintes qu'il m'avait confiées, ne tardèrent pas à se matérialiser."

Pour plus de détail voir : les photogrammes comparés
A noter que Nosferatu ne signifie pas vampire ou mort-vivant. L'origine du nom vient de l'ancien slave : "nosufur-atu", qui, lui-même, provient du grec "nosophoros" - littéralement celui qui apporte la peste.
Editeur : Mk2, octobre 2007. DVD 1 Le film 1h35. Format image : 1.33. Muet sous-titré
Genre : Fantastique
(Nosferatu, eine symphonie des Grauens). Avec : Max Schreck (Le comte Orlok) Gustav von Wangenheim (Hutter), Greta Schröder (Ellen Hutter), Alexander Granach (Knock), Georg H. Schnell (L'amateur Westenra) Ruth Landshoff (Lucy, la femme de Westenra), John Gottowt (Le professeur Bulwer), Gustav Botz (Le Professeur Sievers, medecind e famille), Max Nemetz (Le capitaine du Demeter), Wolfgang Heinz (matelot du Demter). 1h28.
Voir : photogrammes
Friedrich W. Murnau
Thème : Dracula

Extrait Vidéo du film
Portrait de MURNEAU
"Murnau a porté le cinéma muet à son point de perfection." Charlie Chaplin.

Né en 1888 à Bielefeld en Westphalie, mort en 1931 à Los Angeles, Friedrich Wilhelm Plumpe, de son vrai nom, a étudié l'histoire de l'art et la philosophie à l'université de Heidelberg. Avant de s'intéresser au cinéma, il débute une carrière au théâtre en compagnie de Max Reinhardt, acteur et fondateur d'une troupe alors très populaire en Europe. Dès ses premiers films, (Satanas, Le Crime du Docteur Warren), il se situe dans le courant expressionniste.Après La Terre qui Flambe, (qui raconte l'histoire de Bosko, jeune homme ambitieux qui entre au service d'un comte, puis épouse sa fille qui se suicide en comprenant qu'il s'est marié par intérêt), et Le Fantôme , Murnau réalise Le Dernier des Hommes, un film touchant qui suit la déchéance d'un homme: le portier d'un hôtel devenu trop vieux est reclu à s'occuper des basses tâches. Son prestige bafoué, sa vie bascule. Murnau innove et fait de la caméra et des éléments du décors de véritables personnages dramatiques. Ce film est alors salué aux USA comme étant un des chefs-d'oeuvre du cinéma. Avant de rejoindre la Fox pour le début d'une carrière hollywoodienne, il tourne coup sur coup ses deux derniers films allemands : Tartuffe (1925- d'après la pièce de Molière) et Faust (1926-d'après Goethe : amoureux d'une jeune femme, le vieux docteur Faust accepte le pacte de Mephisto, qui lui assure en échange de son âme de lui rendre sa jeunesse.). L'échec financier de ce dernier film l'incita à partir pour les USA. Il y tourne dès son arrivée ce que beaucoup considèrent comme son meilleur film, L'Aurore (1927), adapté du roman de Hermann Sudermann : Journey to Tilsit. C'est l'histoire dramatique d'un homme qui par amour pour une autre femme, tente de noyer son épouse. Pris de remord et d'horreur, il y renonce. Désespéré, il se fait pardonner et tout deux retournent sur leur bateau. Une tempête survient alors et le précipite à la mer. Lors de sa présentation à la première cérémonie des "Academy Awards" en 1929, le film est 4 fois récompensé. En 1989, le film est élu par le "National Film Registry" meilleur film de tous les temps. Son film suivant, Les 4 Diables, est aujourd'hui perdu. Sa carrière de l'autre côté de l'Atlantique se poursuit avec brio; il réalise L'Intruse ("City Girl"), et enfin Tabou, son dernier film qui remporta un succès mondial. Murnau meurt quelques jours avant sa présentation officielle, dans un accident de la route. Il a 42 ans.

Friedrich Wilhelm Murnau, Fritz Lang, et Georg Wilhem Pabst formèrent le triumvirat de l'âge d'or du cinéma allemand, dans les années 20. Murnau était un innovateur-né qui s'ingéniait infatigablement à créer des images poignantes et d'une grande beauté. Fasciné par le surnaturel, il cherchait constamment à brouiller les frontières entre le réel et l'irréel. Son but ultime était que le cinéma ait un langage propre. Son univers pictural découlait de différents mouvements artistiques comme le romantisme, l'impressionnisme ou l'expressionnisme allemand. Sa collaboration suivie avec le chef opérateur Karl Freund a donné naissance à certaines des plus belles images de l'histoire du cinéma.
Le mouvement expressioniste

Le mouvement expressionniste, qui s'est exprimé dans un art paroxystique et révolté, fut principalement allemand. Il marqua profondément la peinture, la littérature et le théâtre outre-Rhin entre 1908 et 1918. Sa rencontre avec le cinéma, brève et tardive, se produisit alors que naissait la République de Weimar (1919) et que le pays, humilié par la défaite de la Première guerre mondiale, politiquement déçu, en proie à une inflation galopante, avait perdu ses repères. C'est l'état psychologique d'un pays qui se manifesta dans les films expressionnistes. Produit de l'angoisse et du repli, le cinéma expressionniste fuyait toute représentation réaliste, sans refuser pour autant les principes formels de figuration et de narration. Conçu à l'abri du monde, à la lumière exclusive du studio, il se complaisait dans l'exaspération des formes et des contrastes, dans la déréalisation des décors et des personnages, pour bâtir un monde d'artifices à la limite de l'abstraction. Les traits caractéristiques de l'expressionisme (au cinéma) sont : l'utilisation de faux-décors en studio, (Nosferatu est une exception notable), où prédominent les lignes obliques; des maquillages et un jeu d'acteurs exacerbés; des lumières très expressives; des angles de caméra insolites qui déforment les perspectives; des sujets morbides, pessimistes, fantastiques. C'est ainsi que l'expressionnisme adapté au cinéma emprunte au romantisme d'E.T.A. Hoffmann, au gothique anglais de Bram Stoker, et au fantastique d'Edgar Poe et de Chamisso.
Nosferatu et la peinture
Le film marque la transition entre Romantisme et Expressionnisme. L'appartenance de l'œuvre de Murnau au mouvement romantique est évidente. Ses thèmes comme la bivalence (la subjectivité et l'inconscient, le mystère et l'imagination) ainsi que le double, le gothique et la communion entre l'artiste et la nature sont omniprésents dans le long métrage. L'ambivalence affecte principalement les personnages d'Orlok (comte/vampire) à Knock (notable/fou) en passant par Hutter (mari hétérosexuel/amant homosexuel) ainsi que le parallèle entre le monde des vampires et celui des humains (voir en particulier l'utilisation du négatif lorsque le carrosse passe du monde normal à celui d'Orlok). L'inconscient se caractérise par une crainte constante du comte qui est matérialisée dans la nature lorsqu'il n'est pas à l'écran. Pour les romantiques, portraits, reflets, et ombres se fondent en une seule entité. L'ombre, particulièrement importante (voir scène de la montée de l'escalier), prévient d'un danger imminent, matérialise un désir sexuel et trahit toujours le meurtrier dans le cinéma allemand. Le gothique se manifeste dans le physique du vampire et l'architecture. La tête ovale et chauve de Nosferatu renvoie aux voûtes gothiques de son château, tandis que son corps tordu répond aux courbes du portail. Ses ongles longs symbolisent le despotisme de l'Orient et correspondent aux lignes allongées de l'architecture gothique. Enfin, la nature a un rôle prépondérant, aussi important qu'un personnage. Les montagnes ont un côté surnaturel, les étendues sont la projection mentale des personnages tandis que les vagues de la mer annoncent l'arrivée imminente du comte. Le film fait aussi des allusions directes à certaines peintures romantiques que Murnau transpose en scènes. Le cinéaste emprunte principalement à Caspar David Friedrich (1774-1840). On remarquera en particulier « The Monk By The Sea » (Ellen Hutter au bord de la mer), « Cross In the Mountains » (les croix dans la montagne) et « The Churchyard » (la portail de son château). On notera aussi « La leçon d'Anatomie » de Rembrandt (autopsie du cadavre du capitaine), les rues fidèles aux traits de Carl Spiteway, « The Coach On the Bridge » (le carrosse du comte) ainsi que « La Tour Rouge de Halle » d'Ernst Ludwig Kirchner. Enfin, certains prétendent que Nosferatu renverrait au personnage du « Le Cri » de Munch avec son cri silencieux tout comme dans le film où le nom du comte ne peut être prononcé. Le film s'achève avec la mort du vampire qui sonne le glas du Romantisme pour laisser place à l'Expressionnisme.

Analyse et spychanalise
2001
NOSFERATU Allemagne [1922]
Réalisateur: F.W.MurnauScénario: Henrik Galeen (d'après Dracula, de Bram Stocker)Interprètes: Max Schreck, Alexander Granach, Gustav von Wagenheim

Désir et pulsion de mortAnalyse psychanalytique
«Je frémis en me rappelant une tradition bien connue en Allemagne, qui dit que chaque homme à un double et que, lorsqu'il le voit, la mort est proche.»-G. de Nerval, Aurélia
Adapté du roman fantastique Dracula, de Bram Stocker, NOSFERATU [1922] (1), du génie cinéaste Friedrich-Wilhelm Murnau [1889-1931], constitue une date dans l'évolution de l'expressionnisme allemand, un courant cinématographique tenant son héritage de autant de l'expressionnisme pictural que du théâtre de Max Reinhardt et qui marquera au fer rouge l'histoire du cinéma tel qu'on le connaît.
Mais oublions un instant l'esthétique du film pour porter notre regard au-delà du celluloïde et de sa projection sur écran. Se refusant au positivisme et aux conventions objectives, l'expressionnisme abonde vers le positionnement subjectif du regard de l'artiste, n'essayant pas de cacher l'irréalité empirique de sa représentation du monde. L'univers expressionniste se veut en fait un univers délibérément fabriqué, extériorisant ou projetant les tourments subjectifs ou inconscients de ses personnages, chacun imprégné de la présence de l'autre et de la matière qui l'entoure. Bref, il s'agit d'un monde admettant que ses conventions ne soient bâties que sur du sable. L'expressionnisme se veut donc l'illustration personnelle de ce qui est englouti, de ce qui constitue la partie submergée de l'iceberg: l'inconscient et l'intériorité. D'où l'intérêt d'analyser l'oeuvre de Murnau sous une symbolique psychanalytique, telle que permise par l'étude des théories de Freud.
NOSFERATU: «Ce mot ne sonne-t-il pas à tes oreilles comme le cri d'un oiseau de mort à minuit. Garde-toi de le prononcer, sinon les images de la vie pâliront et deviendront des ombres, de ton coeur monteront des songes fantomatiques qui se nourriront de ton sang (2)». C'est ce jeu se situant entre le rêve et la réalité, entre le double et son créateur, entre le désir et la pulsion de mort, qui fascinera Murnau tout au long de cette aventure. C'est en jouant avec l'Oedipe et les instances de la conscience et de l'inconscience, là où les désirs refoulés deviennent objets de mort, que le spectateur impassible pourra affronter, comprendre et vivre le point de choc direct entre l'«Éros» et le «Thanatos» de cette «Symphonie de l'horreur».
Anatomie du désir selon Freud et ses successeursLe complexe d'Oedipe et les trois instances de la personnalité sont les pivots centraux des théories psychanalytique. L'Oedipe, que nous résumerons ici grossièrement, se résume par le fait que l'enfant mâle vieillissant, entrant dans l'univers symbolique (voir les théories de Lacan), s'aperçoit graduellement qu'il ne constitue pas l'objet exclusif du désir de la mère (le phallus) puisque le père entre alors en ligne de compte comme possesseur du phallus, que l'enfant associe au pénis. Un sentiment hostile naît alors inévitablement envers le père, l'enfant se plaçant en situation de compétition avec ce dernier. De peur de se voir dépourvu de son propre pénis (tout comme la mère, symbolisant, dans l'inconscient patriarcal, «l'absence» du phallus), l'enfant perd alors contact avec le corps féminin, qui fait émerger dans son inconscient l'angoisse de la castration, afin de s'identifier au père (le possesseur du phallus). Il entre alors dans l'univers symbolique et dans l'inconscient de la société patriarcale dominante, intériorisant la ségrégation sexuelle binaire classique entre féminité et masculinité. En découle l'importance de l'étude des trois niveaux de la personnalité, du conscient jusqu'à l'inconscient; du Ça au Surmoi (3).
La personnalité, selon Freud, se développe grâce à la souffrance alors que le principe de plaisir, siégeant dans le Ça (l'inconscient), servira à pallier aux tensions que connaît l'individu; à les loger le plus loin possible dans l'inconscient de sorte que l'individu ne puisse les atteindre. Le complexe d'Oedipe fait partie de ces tensions que l'individu tentera de refouler au plus profond du Ça, siège des instincts. Mais si l'individu ne peut se limiter qu'à tenir compte de sa réalité inconsciente inaccessible, il doit en conséquence prendre connaissance de la réalité extérieure rattachée au principe de réalité, siégeant dans le Moi. Il s'agit de l'instance logique faisant le pont ou le médiateur entre le rêve, sublimateur des pulsions inconscientes refoulées, et la réalité. Quant au Surmoi, il ne fera plus la différence entre la réalité et l'imaginaire, d'où son statut un peu ambigu. Il sera l'instance morale, intériorisant les souvenir, mais ayant à éviter que leur application exagérée ne dérape vers la phobie, le délire ou l'illégalité. Il est l'idéal du Moi et la conscience morale, imposant donc châtiments et récompenses au Moi de façon à pouvoir réguler ses activités. La maladie sera donc, toujours selon Freud, une punition du Surmoi, comme le sera l'instinct ou la pulsion de mort, c'est-à-dire la pulsion autodestructrice logeant en chacun de nous (4). Ce lien entre l'instinct autodestructeur et le désir (ou principe de plaisir) occupe d'ailleurs une position centrale dans l'oeuvre de Murnau, tout comme celle du peintre expressionniste Edvard Munch qui créa au sein de ses toiles, une trentaine d'années plus tôt, une même symbiose entre la sexualité, l'angoisse et la mort, «entre les forces de conservation et de destruction (5)» qui délimiteront l'espace narratif et fantasmatique de NOSFERATU.
NOSFERATU: quelques éléments stylistiques
Là où le cinéma expressionniste fit détonner l'esprit de ses héros sur des décors tordus et déformés entièrement construits en studio (voir l'exemple archétypique du CABINET DU DR CALIGARI [1919], de Robert Wiene), Murnau agira en révolutionnaire, filmant des matériaux et décors réels qui projetteront leurs formes sur les héros et sur leur inconscient torturé. D'où l'importance du thème de la nature dans NOSFERATU, alors que les animaux connoteront l'aspect maléfique de la nature (l'hyène accompagnant la tombée de la nuit et les rats le passage du vampire), face au monde végétal qui servira de repoussoir, les deux coexistant en une composition dialectique. Mais un thème encore plus important sera celui de l'ombre, soit le double humain, thème cher à la peinture expressionniste et qui deviendra particulièrement angoissant chez Munch. D'ailleurs, NOSFERATU ne pourrait-il pas être, d'une certaine façon, une variante du Cri [1893] de Munch (6), cette icône de l'angoisse et de la paranoïa à l'état pur; une sorte de hurlement muet dans un monde apocalyptique.
Le doubleLe double romantique, moderne, ramène la mort: il a totalement perdu sa vertu primitive. Il est devenu le symbole même de l'angoisse de mourir (7)». Ce qui n'est pas sans rappeler Le Horla de Maupassant, mais aussi le NOSFERATU de Murnau. Je soulève donc l'hypothèse selon laquelle Hutter (8) trouverait en Nosferatu le vampire son double démoniaque, son côté sombre et désinhibé, symbole du fantasme et du désir qu'il fera émerger à sa conscience lors d'un voyage initiatique dans la Terre des fantômes (dans son inconscient). Le personnage de Hutter représente ici le côté diurne, soit les inhibitions et l'impuissance fournies par les normes apprises et imposées par le Surmoi. Quant à Nosferatu, on l'aura deviné, il servira la contrepartie nocturne et sexué (le Ça), affichant les désirs primaires enfouis dans l'inconscient et que le héros (Hutter) viendra faire émerger à la conscience. La composition esthétique du personnage de Nosferatu, par son insistance sur le contraste noir-blanc, illustre d'ailleurs bien la dualité du personnage, sa double identité.
La quête du double: le voyage dans l'inconscientLes premiers instants du récit respireront le bonheur moral et naïf, presque illusoire, de Hutter et Ellen. Les plans seront composés en un romantisme «eau-de-rose» où Hutter cueille des fleurs (repoussoir du monde végétal) et où il sera convié à aller rencontrer le comte Orlok, désirant acquérir des propriétés dans Viborg. De là commence le premier voyage, celui de Hutter partant de son monde d'illusion, du Surmoi refoulant ses désirs irrationnels, en direction de son inconscient, soit le monde des fantômes (le passé refoulé) où il rencontrera son double, siège de ses pulsions refoulées. Le plan de la traversée du pont sera donc primordial puisque Hutter y franchit symboliquement la «mince ligne rouge» entre la conscience et l'inconscience, entre le Moi conscient qu'il connaît alors et celui qu'il découvrira au plus profond du château du vampire. Le découpage insiste d'ailleurs sur ce lien alors qu'au plan montrant la traversée du pont sera juxtaposé un carton-intertitre insistant sur l'aspect fantomatique des lieux, pour enfin aboutir à un plan général du château, confirmant le lien existant entre le passage d'un monde à l'autre et l'importance du château comme siège de l'inconscient et comme contenant des passions passées et refoulées (le drame Oedipien). Le plan 133 du découpage, développé en négatif, montre d'ailleurs l'immatérialité de ce monde dans lequel vient d'entrer Hutter, mais dénote aussi l'inversion des pôles de conscience.
L'arrivée dans le château sera encore plus révélatrice de l'importance que joue ce motif architectural lorsque Orlok-Nosferatu sort de l'ombre sous une immense voûte sombre, figure archétypique de l'expressionnisme de Kandinsky, pour ensuite retourner à l'intrieur, cette fois accompagné de Hutter, son double inhibé. La figure de la voûte sera d'ailleurs déterminante tout au long du film, dénotant les principales étapes du récit et les passages d'un état de conscience à un autre (notons ce plan où Nosferatu arrive à Viborg sous une immense voûte). Mais la véritable rencontre se fera lorsque Orlok, dépouillé de sa coiffe, se présente sous son vrai jour, n'étant plus le couple Orlok-Nosferatu, mais Nosferatu-Hutter, assouvissant sa soif sur Hutter (son double inhibé) et signant du même coup le pacte les unissant.
Le point marquant de ce voyage dans l'inconscient sera donc la descente dans la crypte, dans ces lieux insondables de l'inconscient, lorsque Hutter, cadré sous une porte en voûte, descend dans les profondeurs du château (sous une autre porte voûtée) pour découvrir l'état vampirique de son hôte. Effrayé par cette vision de son propre inconscient (son double), il tente de le fuir (ou le refouler) naïvement par une mince fenêtre du château afin de retourner dans le monde du conscient, vers les lieux de son Moi inhibé des pulsions et désirs du Ça. Il ne pourra toutefois pas échapper au vampire puisque poursuivi par celui-ci, son voyage de retour étant double puisque ramenant avec lui son inconscient maintenant dévoilé. L'enjeu sera alors le désir envers la femme (Ellen), la mère oedipienne, convoitée autant par la face sexuée (Nosferatu) du héros que par sa face en fuite (Hutter en processus de refoulement). NOSFERATU, c'est donc la révélation du Moi sexuel et agressif et, du même coup, de la peur et de la mort; la révélation du moment où, affrontant son double, l'homme est confronté à son propre destin et à sa finalité.
Éros et Thanatos: désir et pulsion de mortLe couple désir/exaltation, annihilé par le couple interdit/répression, ramène à une déviance du destin, à un refus de soi, dont les conséquences seront inévitablement fatales (9). L'érotisme, chez Murnau, sera donc connoté négativement puisque construit autour d'une répulsion, d'une aliénation ou d'un refoulement, tous inscrits en symbiose avec l'instinct de mort. C'est «Éros» (l'amour) et «Thanatos» (la mort) dans leur plus pure représentation. La pulsion de mort vient donc s'opposer au désir, imposant encore une fois la comparaison entre le film de Murnau et l'oeuvre de Munch où le vampirisme sert entre autres à illustrer cette opposition entre le désir et la mort venant se joindre.
Munch, dans La danse de la vie [1899/1900] (10), illustrera avec inquiétude ce cheminement du désir à la mort, passant par l'éveil de l'amour, l'épanouissement et le déclin de l'amour, l'angoisse de vivre, puis enfin la mort. C'est l'apparition définitive de l'association entre la sexualité et l'angoisse. Munch en dira:
«Cette pause par laquelle le monde arrête sa course;Ton visage contient toute la beauté du royaume terrestre;Tes lèvres rouge carmin comme le fruit à venir;S'entrouvrent comme dans la douleur;Le sourire d'une dépouille;Maintenant la vie tend la main à la mort;La chaîne s'établit, qui relie entre eux les milliers de racesmortes avec les milliers de celles qui viendront» (11) .
Munch désamorce ainsi l'opposition existant entre les forces de conservation et de destruction. Dans NOSFERATU, ce jeu de désir trouvera bataille entre Nosferatu et Hutter «représentant alors les deux faces complémentaires du héros romantique, sa face diurne, morale et asexuée, et sa face nocturne, maléfique et primaire: le désir et la pulsion de mort tels que Freud les définit alors» (12). La séquence de somnambulisme d'Ellen illustre d'ailleurs magnifiquement cet état de chose, alors qu'elle marche symboliquement entre la vie et la mort sur une balustrade, séquence montée en parallèle à l'ombre de Nosferatu, venant étancher son désir sur la figure même de son double moral qui est alors dominé par sa face nocturne. Ellen se réveille alors et crie au secours de Hutter. Nosferatu l'entend et retourne dans sa crypte, alors que la seule chose le séparant maintenant de l'objet de son désir (la femme-mère) est la distance, que le double voyage de Hutter-Nosferatu viendra combler. Hutter se réveille, reprend «conscience» et plonge dans l'inconscient de la crypte pour y découvrir ses peurs alors que l'instinct de mort s'oppose à ses désirs naissant. Il décidera alors de fuir vers son idéal moral idyllique, comme nous l'avons vu plus tôt.
Pour résumer, nous pourrions maintenant affirmer que le héros, dans le film de Murnau, est au départ Hutter, qui viendra ensuite se fondre en Nosferatu, les deux personnages ne faisant alors plus qu'un. L'enjeu du débat sera Ellen, représentante du désir refoulé que la face sombre du héros Hutter-Nosferatu cherchera à réinscrire en tentant de sublimer l'interdit sexuel qui la frappe. La mère accueille donc chacun, soit 1) par l'appel qu'elle envoie à Hutter en rêve (tel que décrit plus haut), soit 2) par le «Ich liebe dich» qu'elle brode, délibérément destiné à la face nocturne, à Nosferatu. Ce paradoxe aura d'ailleurs été mis en lumière précédemment dans le film lorsque Ellen, entourée de croix funéraires, attend au large de la mer le retour de Hutter. Voici alors un présage de la victoire du côté sombre, qui sera par contre supprimé (castré) par l'objet du désir (Ellen) dans un choc violent entre le désir et l'instinct de mort. Hutter, la face diurne, s'éclipse alors pour permettre l'entrée de sa face nocturne dans la couche de la mère castratrice, jusqu'à ce que le retour du jour élimine le vampire qui s'efface, à l'image de l'immatérialité de l'inconscience qu'il pouvait représenter. Sa perte, inévitable dans la résolution du conflit oedipien, était d'ailleurs annoncée précédemment alors que peu avant d'entrer dans la chambre d'Ellen, le vampire se voyait cloisonné par les barreaux d'une fenêtre sans verre. Toutefois, le désir-pulsion de Ellen sera également confrontée à la pulsion de mort, dont la conséquence sera l'inévitable décès de celle-ci. Sont donc supprimés pour Hutter à la fois son inconscient qu'il refuse et refoule, et à la fois l'objet même de son désir. Se refusant à l'instinct de vie (le désir), il s'enferme alors dans un inévitable état de névrose, accablé par le principe de réalité qui prend le dessus sur l'instinct de vie et sur les pulsions inconscientes, l'image même du pessimisme de Murnau.
L'imaginaire est donc le seul capable de sublimer la réalité. C'est en effet par le sommeil (donc le rêve) que Ellen parvient à supprimer l'espace existant entre elle et son double amant, de même que c'est de l'imaginaire déclenché par «Le livre des vampires» que Hutter parviendra à découvrir la vraie nature de son double inconscient. Ellen, en tuant l'imaginaire lors de la dernière séquence, n'aura donc de choix que de mourir en continuité avec lui. Quant à Hutter, en refusant ses peurs pour revenir à l'illusion que lui offre le principe de réalité, il survit mais dans un état de névrose, là où son désir et son objet sont supprimés, au prix d'une «castration» incontournable.
Dans le conflit des doubles, la mort de l'un vient donc signifier la direction du refoulement, soit ici le refoulement du principe de plaisir et la victoire de la mort sur le désir. «C'est la découverte de l'homme par lui-même à travers la mort et l'amour et, c'est sur le mode fantastique, le premier triangle tragique du cinéma (13)».
Une analyse esthétique préalable plus approfondie aurait certes pu éclairer davantage notre propos, notamment sur le motif animalier, symbolique de de la nuit et des allers et venues du vampire, ainsi que sur le thème de l'eau, symbole de plénitude mélancolique et symbole du voyage et de la venue du choc entre Éros et Thanatos. Notons aussi la composition visuelle ligniforme du vampire, archétype du personnage expressionniste. Toutefois, la brièveté de notre propos aura toutefois su démontrer le pessimisme de la vision de Murnau quant au désir et à la sexualité, pessimisme qu'il exploitera de façon radicalement différente dans LE DERNIER DES HOMMES (DER LETZTE MANN), deux ans plus tard.
Certes, la perspective analytique que nous propose ici la psychanalyse n'est pas parfaite et comporte certainement certaines lacunes, notamment au niveau de la perspective socio-historique, ne prenant pas compte de l'importance des différences et de l'évolution des cultures dans le développement de la personnalité. La psychanalyse aura toutefois le mérite d'avoir apporté à la pensée moderne l'étude de l'art comme forme de compréhension ou d'interprétation de l'esprit et de la société humaine, alors qu'en plus d'avoir influencé l'expressionnisme, elle constitua la base du mouvement surréaliste, l'un des plus féconds dans l'art du XXème siècle. Elle aura en tout cas eu le mérite ici d'illustrer le conflit des désirs dans cette «symphonie de l'horreur», ce «Nosferatu, tragédie de l'air pur et des vapeurs empestées, du corps et de l'esprit de Murnau, du conscient et de l'inconscient, [mais] aussi la tragédie de l'Homme face à la solitude, face à lui-même(14)».
(1) Ou, sous son titre original complet, Nosferatu, Eine Symphonie des Grauens («symphonie de l'horreur»), tel que projeté le 5 mars 1922 au Primus-Palast de Berlin.(2) 2ème intertitre, (copie B, Allemagne de l'Est)(3) Jean-Michel Magis, «Le système freudien», Introduction à la psychanalyse à l'usage des formateurs, Évry, Éd. Robert Jauze, p.95-134.(4) Albert Collette, «Les instances de la personnalité», Introduction à la psychologie dynamique. Des théories psychanalytique à la psychologie moderne. Bruxelles, Éditions de l'Institut de Sociologie, Université Libre de Bruxelles, 1970, p.61-81.(5) Ulrich Bischoff, Edvard Munch. Des images de vie et de mort, Paris, Taschen, 1993, p. 54.(6) Le cri, de Edvard Munch, peint en 1893. Huile sur toile, 91 X 73,5 cm. Oslo, Galerie Nationale.(7) Charles Jameux, F.W. Murnau, Paris, Éditions Universitaires, Coll. « Classiques du cinéma », 1965, p.51.(8) La copie de NOSFERATU ici utilisée comporte les intertitres américains ayant réhabilité les noms originaux des personnages du roman de Bram Stocker. Par souci de fidélité à l'oeuvre de Murnau, nous utiliserons ici les noms de la copie originale du film.(9) Voir à ce sujet: Charles Jameux, op.cit., p. 139 à 142.(10) Edvard Munch, La danse de la vie [1899/1900], Huile sur toile, 125,5 X 190,5 cm, Oslo, Galerie Nationale.(11) Ulrich Bischoff, op. cit., p. 43.(12) Michel Marie, «Nosferatu le vampire» Dictionnaire mondial des films, Paris, Larousse-Bordas, 1998, p.502(13) Charles Jameux, op.cit., p.49.(14) Charles Jameux, op.cit., p.52.(15) Toutes les illustrations sont tirées du photogramme complet de NOSFERATU dans:M. Bouvier et J.-L. Leutrat, Nosferatu, Paris, Cahiers du cinéma Gallimard, 1981, p.278-433, à l'exception de «Vampire (1895-1902) de Munch» dans: Thomas M. Messer, Edvard Munch, New-York, Ars Mundi, 1987, p.39. Émile Baron

Qui êtes-vous ?

Ma photo
Léda Atomica Musique (LAM), fondé par Phil Spectrum, est issu du groupe rock marseillais Léda Atomica, dont il a été le co-fondateur. Après avoir écumé les salles de France et d’ailleurs, Léda Atomica se concentre en collectif et crée le label LAM en 1990. 24 productions discographiques permettent à ce jour d’assurer la promotion des artistes. Les rencontres avec Richard Martin, Générik Vapeur, Ilotopie, Wald Znorko, Groupe F, Alex Grillo… ont permit à l’association d’élargir son savoir-faire dans plusieurs domaines du spectacle vivant : le spectacle de rue, des créations musicales pour le théâtre, le cabaret, des rencontres musicales franco-indonésiennes, méditerranéennes, les cinés-concerts … Avec une création par an, de l’événementiel, « Feu Dièse » aux formes légères, « Bar de la Femme sans tête », " NOSFERATU " ciné-concerts, en passant par le théâtre musical, « Oz broyer du rose » ou des rencontres ponctuelles « Notre mer », « Samerrah !!! », l’association s’efforce d’élaborer des spectacles originaux reliés par la musique.
Aucun article
Aucun article